Ingestion de produits caustiques chez l'adulte
Points importants
L'ingestion de produits caustiques est une urgence médicochirurgicale.
Sa prise en charge est multidisciplinaire : réanimateurs, chirurgiens, gastroentérologues, ORL, psychiatres.
Il n'y a pas toujours de parallélisme entre les signes cliniques et les lésions digestives.
L'endoscopie digestive, voire bronchique, est l'examen primordial.
Le repos digestif, la nutrition parentérale, les inhibiteurs de la pompe à protons, s'imposent.
La prévention (bouchons de sécurité) diminue la morbidité des ingestions accidentelles.
Ne pas faire vomir, ne pas faire boire, ne pas donner de lait ni de charbon activé ; il n'y a pas d'antidote.
Les séquelles, à type de sténoses, sont lourdement invalidantes.
La mortalité s'élève à 5 à 10%.
Les caustiques, présents dans de nombreux produits ménagers et domestiques, attaquent, du fait de leur pH (acide ou alcalin), les tissus avec lesquels ils entrent en contact.
On distingue 2 sortes de caustiques1 :
les caustiques forts, eux-mêmes divisées en acides forts (HCl, H2SO4, mais aussi formol) et bases fortes (soude). La différence entre les acides et les bases est la plus rapide pénétration des tissus par ces dernières, et le fait que les acides arrivent plus aisément dans l'estomac où leur nocivité est aggravée par un spasme du pylore qui en empêche l'évacuation.
les caustiques moyens (eau de Javel, oxydants divers).
La sévérité des lésions dépend du pH (extrême s'il est <2 ou > 11), de la nature (liquide ou paillettes, ces dernières ne dépassant guère l'oropharynx), de la concentration du produit et de la quantité ingérée.
Les caustiques forts provoquent une nécrose, source d'escarre et parfois de perforation, mais ils ont également une toxicité systémique qui met la vie en danger.
Les caustiques moyens lèsent surtout l'oropharynx quand ils sont ingérés sous forme de paillettes et le bas œsophage et l'estomac quand ils sont sous forme liquide. Les quantités ingérées sont plus considérables quand l'intention est suicidaire.
Au caustique proprement dit peuvent s'ajouter d'autres produits toxiques (silicate, hypochlorite, eau oxygénée, décolorants, antirouilles, déboucheurs d'évier, produits moussants comme les lessives, ou irritants, tels que les assouplissants textiles riches en ammoniums quaternaires ou les gels qui induisent un temps de contact prolongé entre le caustique et le tube digestif ). Il importe de se renseigner auprès du centre antipoison pour identifier au mieux la composition chimique du produit responsable (l'étiquetage est souvent imprécis).
Chez l'adulte, la cause la plus fréquente (80%) est la tentative de suicide.
Clinique et conduite à tenir
Les premières directives à donner, après avoir recueilli auprès des patients ou des témoins les renseignements anamnestiques de base (heure d'ingestion et délai écoulé avant sa découverte, nature et concentration du produit, association de prise d'alcool ou de médicaments) sont essentiellement négatives : ne pas faire vomir (ce qui provoquerait un 2ème passage du produit sur les muqueuses), ne pas faire boire (ni lait, ni eau), ne pas donner de pansements gastriques, encore moins de lavage d'estomac, mais asseoir autant que possible pour éviter les régurgitations, ou mettre en décubitus latéral si la personne est comateuse. La quantité ingérée est un facteur pronostique important et les auteurs chinois ont observé le décès par perforation, sepsis et hémorragie des 2 malades qui avaient avalé plus de 60 ml de caustiques, alors que les 4 qui en avaient ingéré < 15 ml, n'ont pas présenté de complications sévères.
A l'hôpital, on évalue les fonctions neurologiques (score de Glasgow), respiratoire (fréquence, amplitude), circulatoire (pouls, tension artérielle), tout en pratiquant un examen ORL soigneux, les lésions les plus fréquentes étant celles du pharynx, de l'épiglotte et des sinus piriformes ; on recherche des brûlures cutanées ou oculaires associées ; on palpe l'abdomen, on peut proposer une oxygénothérapie au masque.
L'absence d'atteinte des fonctions vitales ne suffit pas pour rassurer, car il n'y a pas de parallélisme entre les lésions apparentes et l'atteinte digestive.
Mais, s'il existe un syndrome de détresse respiratoire l'intubation, douce, sous anesthésie générale, après aspiration de la cavité buccale, s'impose pour assurer la liberté des voies respiratoires et éviter une inhalation bronchique des régurgitations digestives (Mendelssohn aggravé). Si l'intubation est impossible, une trachéotomie s'impose. Un collapsus témoignerait d'une déshydratation massive ou d'un choc septique et justifierait un remplissage vasculaire avec des macromolécules, par voie veineuse fémorale (il faut ménager les veines jugulaires et sous-clavières en pensant à la possibilité d'une cervicotomie).
Une défense ou une contracture abdominale évoquent une perforation gastrique. On luttera simultanément par des sédatifs contre la douleur et l'agitation.
Outre les examens complémentaires de routine (groupe, NFS, créatinine, ionogramme, lactates, glycémie, transaminases, bilirubine, gaz du sang), on demandera un cliché thoracique (pneumopathie d'inhalation, médiastinite), ou, mieux un scanner thoraco-abdominal à la recherche d'un pneumo-médiastin ou d'un pneumopéritoine.
Surtout l'examen roi est la fibroscopie œsogastroduodénale, qui doit être pratiquée avant la 10ème heure (endoscopes souples) ; elle est cependant contre-indiquée en cas de perforation évidente (pneumo-médiastin, contracture abdominale ou pneumopéritoine, où l'heure de la chirurgie a sonné) ; elle permet soit d'affirmer l'absence de lésions, autorisant la sortie, (60% des cas), soit de visualiser des lésions, que l'on peut alors classer (grade 0 pas de lésions, I érythème, II ulcérations superficielles (a) ou creusantes (b), III nécrose focale ou diffuse, IV perforation). L'atteinte du duodénum n'est pas rare, à type d'érythème, d'ulcération ou de nécrose. Réalisée avec précaution, l'endoscopie n'a été responsable d'aucune complication dans la série de 95 adultes présentée par les auteurs de Detroit.
La fibroscopie trachéobronchique la complète utilement à partir du stade II b (ulcérations creusantes), ou s'il existe des signes fonctionnels respiratoires ; elle révèle soit des lésions diffuses par inhalation, soit des lésions localisées par diffusion de l'œsophage à la face postérieure de la trachée et de la bronche souche gauche.
Traitement
La prévention des ingestions par accident consiste, d'une part à mettre des bouchons de protection sur les produits toxiques et à insister sur la dangerosité de les transvaser dans des bouteilles à usage alimentaire. Il s'agit de problèmes de sécurité sanitaire et d'éducation publique. Le caractère trop souvent incolore et inodore des produits est également dangereux et devrait être corrigé.
Le traitement a pour but de prévenir les perforations, si elles ne sont pas présentes, et d'éviter la sclérose progressive, source de sténoses.
En milieu hospitalier, on peut distinguer 3 situations :
l'atteinte est bénigne :
L'état dynamique est stable, la température normale, pas de signes méningés ni de crépitations sous-cutanées. L'endoscopie ne note que des lésions érythémateuses de grade I au niveau de l'œsophage (mais l'oropharynx couvert de vésicules ou une ulcération hémorragique de l'estomac mériteront attention) ; la nutrition parentérale, les antibiotiques à large spectre (discutés) et les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) vont accompagner le sevrage de la ventilation artificielle, puis du tube trachéal, et on reprend progressivement une alimentation liquide, puis solide. Restera à confier le malade au psychiatre si l'ingestion était volontaire.
l'atteinte est sévère :
L'endoscopie montre des lésions de grade II b ou III. Sous nutrition parentérale et antibiothérapie, réanimation intensive, avec maintien de l'équilibre hydro-électrolytique, on répète les examens endoscopiques pour suivre l'évolution locale, qui se fait dans un cas sur deux vers la sténose. La nutrition parentérale pourra être remplacée par une nutrition entérale par jéjunostomie.
Certains auteurs préconisent une chirurgie aux indications plus larges, et, par exemple, chaque fois que le pH gastrique est alcalin ; l'équipe de l'hôpital Saint-Louis reconnaît 5 indications d'intervention en urgence :
la notion d'ingestion massive (>15 ml) d'un acide fort ou d'une base forte
l'existence de troubles neuropsychiques
la présence de troubles de l'hémostase
la constatation d'une acidose (pH sanguin)
des lésions endoscopiques de grade III.
La plupart suivent l'organigramme reproduit ci-dessous (fig.1)
le pronostic vital est immédiatement engagé :
Le malade est en détresse respiratoire, ou en collapsus, ou il existe une contracture abdominale. L'endoscopie révèle alors souvent des lésions de nécrose ou de perforation (III ou IV), la fibroscopie trachéobronchique complète le bilan ; c'est alors qu'on peut être amené en fonction de l'étendue des tissus nécrosés à réaliser en urgence une œsophagectomie, et/ou une gastrectomie, voire une plastie trachéobronchique en cas de brûlures des voies aériennes, en sachant que la mortalité de telles interventions sur un terrain très débilité est lourde. L'intervention s'achève par une œsophagostomie cervicale et une jéjunostomie d'alimentation (en l'absence d'atteinte jéjunale). Si on a conservé l'œsophage, la gastrectomie totale est terminée par une anastomose œso-jéjunale. D'autres organes même peuvent être nécrosés ; ainsi, Cattan et coll . ont-ils été amenés à pratiquer, en sus d'une œso-gastrectomie (par stripping sans ouverture thoracique ou par thoracotomie droite en cas de nécrose trachéale associée), une duodénopancréatectomie céphalique en raison de nécrose pancréatique ou duodénale, avec anastomose du canal hépatique dans le jéjunum, mais aussi une résection jéjunale, deux résections coliques, une splénectomie et une splénopancréatectomie gauche.
La mortalité de ces résections lourdes en urgence est élevée (15 à 30%) et les complications très fréquentes, surtout à type de surinfections pulmonaires.
Si le malade survit, la remise en continuité du tractus digestif sera possible après un délai de 4 à 8 mois, par plastie iléo-colique rétro-sternale. Mais il existe aussi des séquelles, dont les plus fréquentes sont les sténoses cicatricielles, visibles sur un transit baryté, et qui entraînent une dysphagie invalidante. Liées à la sclérose rétractile qui évolue jusqu'au 3ème mois, elles pourront nécessiter des œsophagoplasties, voire des œsophagopharyngoplasties qui permettront de rendre au viscère un calibre normal, mais ce sont des gestes très complexes, interférant avec les mécanismes de la déglutition et de la respiration. Les dilatations par voie endoscopique ne peuvent s'appliquer qu'à quelques sténoses courtes. Certains auteurs ont proposé l'application locale d'un antibiotique cytotoxique pour des sténoses réfractaires aux dilatations.
Une sténose antrale peut aussi survenir précocement (6 semaines) ou tardivement (plusieurs années). Des séquelles pulmonaires, à type de pneumopathies itératives, sont aussi possibles. Enfin, il existe un risque de dégénérescence néoplasique, mais il est tardif (plus de 20 ans de délai) et affecte donc plutôt les ingestions à un âge tendre, et 4 seulement des 60 patients colligés par les auteurs finlandais avaient plus de 25 ans lors de l'ingestion.
Dans tous les cas où l'ingestion était à but suicidaire, un soutien psychiatrique est indispensable, (d'autant qu'il s'agit souvent de déprimés connus, ou de psychotiques suivis), avec reprise des psychotropes avant d'envisager une reconstruction œsophagienne. Plus de 10 % des candidats au suicide recommenceront, et, curieusement, car c'est une des méthodes les plus douloureuses et dévastatrices, 35 % recourront à nouveau aux caustiques !
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